MissIon 7.42


« Ce voyage si vous l’acceptez, commence dès maintenant. Une précision, cependant si vous échouez et tombez aux mains de l’ennemi, sachez que nous ne pourrons rien pour vous »

 

-       Pfff ! soupira Boston en retirant son oreillette, toujours les mêmes conneries… tu n’en as pas marre toi ?  ajouta t-il en se retournant.

-       Hum hum ! Marmonna Angie, on dirait que ça t’étonne. C’est chaque fois la même chose, tu le sais. Ils ne peuvent pas se permettre de se dévoiler, cela compromettrait  les missions futures.

-       Hé bien justement, pourquoi nous mettre la pression ? On connaît les enjeux, pas la peine de nous prendre pour des lapins de six semaines !

-       - Drôle  d’accoutrement pour un lapin si je puis me permettre, souffla Angie alors qu’une énorme bulle de chewing-gum enflait dangereusement  au dessus de son nez.

 

Angie Abott aimait le risque, raison pour laquelle il avait postulé deux ans plus tôt pour ce job d’agent spécial chez 7.42. Il  faisait preuve d’une nonchalance à toute épreuve, doublée d’une efficacité  remarquable.  Ce paradoxe avait  séduit les recruteurs et orienté leur choix pour compléter l’équipe d’intervention d’urgence de la firme Il avait prouvé son efficience sur le terrain et son calme représentait un véritable atout en cas de force majeure.

 

On ne pouvait pas en dire autant de Boston Brown, Bos pour les copains et BB pour les filles. Son ancienneté dans l’organisation  lui conférait certes un statut de vétéran aux expériences multiples, cependant la mort en mission de son précédent partenaire et meilleur ami, l’avait aigri et il ne cessait de critiquer l’organisation de l’entreprise.

 

Boston jeta un coup d’œil  à son reflet dans la glace accrochée derrière la porte du bureau. L’accoutrement auquel Angie faisait référence,  se résumait à une combinaison  verte en polymère, qui les englobait de la tête aux pieds, Le matériau, s’il métamorphosait son coéquipier en haricot vert,  mettait en évidence pour sa part un énorme poivron développé au dessus de sa ceinture. Heureusement que sur le terrain, ils évoluaient dans un milieu où les personnes étaient tout aussi difformes. Au niveau de la cagoule de leur uniforme, le renflement d’une poche aplatie pour l’instant,  ajoutait à leur allure grotesque. Une fois gonflée, elle prenait l’allure d’un ballonnet, essentiel aux opérations de sauvegarde. Enfin, tels des  scaphandriers, les deux hommes étaient équipés de bouteilles d’oxygène qui dessinaient des bosses supplémentaires à leur silhouette.

 

Dégoûté, il détourna son regard du miroir. Il déplia un plan sur le bureau et  traça une croix au feutre rouge.

 

-Bon, écoute-moi Angie.  Notre voyage commence à partir de ce territoire. Nous allons entrer par là, dit-il en entourant la croix. Nous devrons être méfiants dès le début.  D’après les renseignements, l’adversaire a déployé ses forces un peu partout. Il nous faudra être extrêmement discrets et avancer à couvert.

 

-       Rappelle-toi la dernière fois, qu’on s’est fait repérer Bos, nous étions presque arrivés.

-        Ouais !  Et la mission a bien failli capoter quand ils nous ont vus.

-       Nous devons  nous améliorer cette fois-ci,  Angie Une idée ?

-       Nous n’avons pas le choix malheureusement, Bos. Pour passer inaperçus,  nous utiliserons le rétrécisseur.

-       Oh non, j’ai horreur de ça ! s’écria  son partenaire. On ne peut pas utiliser la bonne vieille méthode. ? On rentre sans chichi et basta ! On arrive direct sur les lieux de l’intervention.

-       Ben voyons ! Pour se faire repérer et y laisser des plumes, il n’y a pas mieux, ricana Angie en faisant une nouvelle bulle. Allez Bos, un peu de modernisme pour une fois !

 

- Vivement la retraite soupira Boston en reprenant son plan. Effectivement nous allons jusque là, c’est loin…suffisamment pour tomber en cours de route. Tu as raison, rétrécissons, reconnut t-il la mort dans l’âme.

 

Les deux hommes  plongèrent la main dans la poche gauche de leur uniforme et en ressortirent un pilulier dans lequel  deux gélules rouges et noires attendaient sagement qu’on les gobe.

 

            - Allez c’est parti mon kiki ! Déclara Angie  en imprimant une bonne claque sur le             postérieur rebondi de son copain. T’inquiète mon pote tout ira bien !

            -Mouais… Max a dit la même chose…ça ne l’a pas  empêché d’être piégé.

            - Arrête de grogner et avale, répondit l’autre en lui tendant un verre d’eau.

 

Il compta jusqu’à trois, pour plus de sûreté, et quelques secondes plus tard, les partenaires déglutissaient simultanément.

 

Rétrécir était une épreuve douloureuse. La transformation s’effectuait de manière brutale, et mettait les organes à rude épreuve, Il n’était pas rare de ressentir un malaise passager, des palpitations et une poussée d’hypertension artérielle.

 

L’opération fut une fois de plus extrêmement rapide, et le temps de fermer et de rouvrir les yeux, les deux aventuriers furent réduits à la taille d’un insecte.  Un des inconvénients de la miniaturisation était la perte de la  voix, l’organe de la phonation était victime d’un bug depuis la dernière mise à jour du logiciel de fabrication des pilules. Les deux hommes savaient qu’à présent ils communiqueraient par signes.

 

L’entrée dans le territoire  était souvent délicate, il ne fallait pas se tromper de chemin, sous peine de provoquer une réaction  de l’environnement, incompatible avec toute avancée ultérieure.

 

Le but du voyage était toujours le même : Faciliter les relations entre les populations des différentes bases de l’unité.  C’était une charge minutieuse et dangereuse, du fait de la présence d’opposants parfois très virulents.

Le challenge consistait à mettre en place un dispositif sur une  issue stratégique, afin de la maintenir  suffisamment ouverte pour  préserver les échanges entre les populations alliées. Une fois la porte atteinte, Boston et Angie devraient en nettoyer les supports avant d’installer le mécanisme C’était le moment le plus critique, pendant lequel tout pouvait arriver.  Max était resté coincé entre une partie coulissante et son montant. Malgré tous ses efforts, Boston n’avait pu le dégager et son copain était mort étouffé sous ses yeux. Depuis cet événement tragique,  un des deux coéquipiers travaillait pendant que l’autre  le surveillait.

 

Angie fit un signe de la main à Bos qui signifiait « On y va ! » et pointa ensuite le pouce sur sa poitrine pour indiquer qu’il passait en premier. Les deux hommes placèrent  entre leurs dents, un détendeur relié à la bouteille d’oxygène. Chacun tourna la mollette de son équipier.

 

Boston sentit  immédiatement que le trajet ne serait pas simple. Dès leur entrée dans la première galerie, le flux environnant se révéla anormalement élevé et ils durent se courber pour avancer en luttant contre la pression I Sans cordage, ils risquaient d’être emportés par le courant.

 

Au bout de cinq minutes, ils  s’habituèrent à l’environnement hostile et leur progression s’en trouva facilitée. Encore une cinquantaine de pas et ils atteindraient la base numéro un. Le dos d’Angie occultait sa vision, cependant Boston devinait le paysage. Il connaissait parfaitement les lieux, La configuration de chaque entité était similaire – des tuyaux plus ou moins larges confluant vers une unité centrale - seules des modifications induites par  la migration des populations variaient de l’une à l’autre.

 

La plupart du temps, les populations résidentes étaient pacifiques. Seulement qui dit pacifiques dit aussi « faciles à berner ». Il s’agissait d’habitants débonnaires ayant une fâcheuse tendance à s’éclipser dès qu’une attaque se profilait.

Une partie de ces éléments était formée à la défense de l’environnement.  Ils étaient censés unir leurs forces pendant l’assaut, mais parfois comme dans le cas présent,  l’opposition se montrait trop forte. Chacun restait donc chez soi, mettant en péril la société. Bos et Angie étaient envoyés par « 7.42 » pour rétablir ces connexions inter- résidentielles.

 

A quelques enjambées de la base numéro un, les parois du  tunnel  changèrent d’aspect. Habituellement, le revêtement était  souple et d’un joli rouge. Là il présentait des stries blanchâtres inhabituelles, déposées çà-et-là.  Elles  signaient l’installation d’un squatteur. Il avait laissé du gras partout. Bos tapota le dos d’Angie et lui montra les stigmates. Celui-ci hocha la tête. Et extirpa un petit pulvérisateur de sa poche, le dirigea vers la paroi maculée et appuya sur « On ».  Quand le jet atteignit les trainées blanches, celles-ci frémirent brutalement et provoquèrent une contraction.

 

-       Bon sang ! pensa Boston.  L’ennemi est à cran, il ne va pas se laisser détruire comme ça. Il faut qu’on se méfie…

 

La deuxième pulvérisation fut efficace et le conduit reprit sa couleur et sa forme d’origine.

            - Ah ah ! Tu fais semblant d’être docile mon salaud, ricana silencieusement Angie, mais je ne suis pas dupe !  Il s’agissait de ta garde rapprochée. Toi, tu es plus loin…

 

Il avait raison. Plus les deux compagnons avancèrent, plus l’espace de circulation s’amenuisa ils durent se courber davantage pour ne pas toucher les dépôts amalgamés  au-dessus de leur tête. Les turbulences reprirent de plus belles. Comment allaient-ils atteindre la base numéro deux pour installer le dispositif ? Se demanda Boston soucieux.

 

Il croisa le regard d’Angie et lut, pour la première fois, un soupçon d’inquiétude. Le voyage se corsait sérieusement… L’instant d’après,  ils progressaient à genoux, têtes rentrées pour contrer la force du  flux. Les parois étaient de plus en plus  boursoufflées et épaissies  d’une pellicule grasse et jaunâtre.

 

            - Putain ! S’énerva Boston sous son masque, ils sont partout… Il eut une pensée     pour Max et son estomac se contracta. Il avait dû éprouver cette angoisse lui aussi avant de comprendre qu’il s’était fait avoir comme un bleu

 

Angie se retourna et fit un geste en écartant les bras qui signifiait «  Que fait-on, on rebrousse chemin ? » L’ancien jeta un dernier œil aux alentours et jaugea la situation.

            - C’est la prudence, se dit-il On va au casse-pipe !

 

 L’ennemi avait totalement investi le terrain et plus les sauveteurs se rapprochaient de leur objectif, plus il était évident qu’il serait impossible d’installer l’appareil à l’endroit initialement prévu.  Ils allaient devoir utiliser la procédure dégradée, et déployer le dispositif en regard de cette région.

 

Angie lui fit un signe de l’index en montrant sa capuche.

-       T’as tout compris mon pote, acquiesça son ami. On va pallier au plus pressé, sinon on va y laisser notre peau nous aussi.

 

Au même moment une plaque du revêtement émit un craquement sinistre et se fissura sur toute sa longueur. La zébrure se propagea en une seconde et bougea dangereusement.

-       Putain cet enfoiré nous fait la totale ! pensa Boston, il a compris que nous allions agir et il contre- attaque. Il n’y a plus une minute à perdre.

 

C’était déjà la minute de trop. . La plaque collée sur le conduit, se détacha brutalement et heurta la tête de son coéquipier. Celui-ci s’étala à plat ventre le nez dans la graisse environnante. Il ne bougeait plus.

Bos se traîna à plat ventre du mieux qu’il pût et souleva l’espèce d’amalgame qui venait d’assommer son ami.  Ouf ! Ce n’était pas si lourd que cela, juste à la fois dur et glissant. Il dégagea Angie, le retourna, tout en surveillant le morceau détaché.  Il ne devait pas suivre le flux, cela aurait des conséquences dramatiques. Il le coinça derrière un petit monticule qui venait de se former en réponse à la tentative de putsch des opposants.

 

-       Hé bien il était grand temps que la population fasse une tentative pour se défendre, se dit-il en  apercevant quelques « locaux » rubiconds, effectuer une espèce de colmatage en se serrant  timidement les uns contre les autres.

-       Bon allez ça suffit ! Il faut en finir sinon un drame va se produire. Ne bougez pas de là les gars, nous sommes venus rétablir la situation, mima t-il  en leur montrant le logo de la firme sur sa poitrine.

 

Les pseudos téméraires se serrèrent un peu plus les uns contre les autres. Il y a belle lurette qu’ils avaient baissé les bras face à l’invasion et la pugnacité de l’adversaire. Cette sortie était la première depuis longtemps et ils prenaient la mesure de l’étendue des dégâts.

 

Angie ouvrit les yeux, groggy et fit une tentative pour se relever.

-       Toi tu restes ici le temps de récupérer ! Lui signifia Boston d’un geste autoritaire,  il montra de l’index le rempart formé par les gars du coin, et porta ensuite le doigt à son œil.  Abott traduit :

-       Ceux-là, tu ne les perds pas de vue hein ? Il hocha la tête, il aurait été bien incapable de faire quoi que ce soit d’autre pour l’instant et il allait avoir besoin de toutes ses forces pour sortir de ce merdier.

 

Il regarda son compagnon  progresser à plat ventre en s’aidant de ses coudes et de ses jambes. Le sol était franchement glissant, les envahisseurs avaient laissé des sécrétions partout.

-       Dégueulasse… Il comprit Bos et son dégout. Quel beau métier vous faites ! s ‘extasiaient les filles, les yeux brillants  quand il lui arrivait d’en inviter une à boire un verre. Tu parles ! Si elles me voyaient,  elles se sauveraient en courant…

 

Braun avait stoppé son cheminement. De nouveau il porta la main à son crâne pour dégrafer la pression de la poche aplatie. C’était maintenant qu’il fallait jouer serré et surprendre l’adversaire. Il détestait ce moment presque autant que le rétrécissement. Il prit une profonde inspiration puis appuya d’un coup sec sur le bouton poussoir situé dans l’étui. Il ne se passa rien pendant un quart de seconde, puis simultanément, la coiffe de Boston se gonfla brutalement et   son corps  s’expulsa dans le couloir étroit, tel un têtard hydrocéphale rejeté par sa mère. Sa tête cogna de droite et de gauche au passage d’innombrables aspérités. Arrivé en bout de course, il actionna un deuxième interrupteur situé sur son épaule gauche. Une ombrelle se déploya au-dessus de son énorme tête et se ficha sur les parois du souterrain, forçant celles-ci à s’écarter. La première phase était réussie.

Le sauveteur sorti du ceinturon passé sous son gros ventre, un pulvérisateur du même acabit que celui d’Angie, empli d’un fluidifiant conçu pour ramollir le revêtement tapissé par les intrus. Il en aspergea le sol et les cloisons et presque aussitôt la perte de la rigidité du conduit entraina la diminution du courant Pour plus de sécurité, Boston  préleva un peu de flux environnant dans un flacon et vérifia l’acidité au moyen d’une bandelette.

 

- 7.42,  lut-il soulagé. Ouf ! On peut dire que c’était moins une !  

 

Il perçut un nouveau mouvement. Des habitants du quartier pointaient craintivement leur nez, certains sortirent même de leur cachette à la rencontre d’amis perdus de vue depuis longtemps.

            - La fin de la guerre, pensa Boston en souriant malgré lui, ou tout du moins d’une bataille, car la vigilance sera nécessaire et le climat est propice à de nouvelles invasions. Il  était  essentiel de prouver à la partie adverse qu’elle ne pouvait s’incruster sans risque. C’était chose faite…

 

Ne pouvant  faire demi-tour dans le tunnel exigu, il recula à genoux jusqu’à l’endroit où l’attendait Angie.

-       Alors ? demanda le regard interrogatif de son ami 

-       Cinq sur cinq mon pote, signifièrent le pouce et l’index rejoints.

 

Angie lui donna une grande claque sur l’épaule à laquelle Bos répondit par un haussement d’épaules dont la seule traduction possible était :

-Bah quoi, tu en doutais ? 

 

Quelques minutes plus tard les deux copains franchissaient,  l’un après l’autre, le point de sortie du tunnel. Ils eurent toutes les peines du monde à se relever tant la position adoptée durant ce voyage, les avait ankylosés. Ils refermèrent soigneusement la porte d’entrée. Il leur restait à quitter cette horrible combinaison et prendre une douche désinfectante pour avant de retrouver leur mètre quatre-vingt. Ensuite il leur faudrait remplir le rapport de transmission pour le dossier de la firme.

 

Ils jetèrent avec bonheur leur tenue grasse dans une panière, puis se laissèrent envahir par le bien-être d’une douche brûlante. Il savait que plus la température serait élevée, plus le processus d’agrandissement s’effectuerait rapidement. Le thrmostat était d’emblée réglé sur quarante degrés.

 

-Après avoir eu l’air d’un ignoble poivron vert, puis d’un têtard en maillot, je vais ressembler à une écrevisse, grogna Boston en sortant de la cabine.

- Bos Brown, tu n’es qu’un triste personnage. Allez, dans mes bras camarade ! S’écria Angie hilare.

 

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Bip bip  bip !

 

-       Intervention réussie, consigna l’angiologue dans son dossier médical. Il dicta un compte-rendu pour sa secrétaire.

 

«  Désinfection de la peau du patient - Introduction de deux  cathéters endoscopiques dans l’artère fémorale.- Progression difficile en raison d’une hypertension artérielle liée à l’artériosclérose.

Sur tout le trajet, des plaques d’athérome sont visualisées et les dépôts graisseux sont nombreux. La rupture d’une plaque  entraine la formation d’un caillot de sang menaçant de provoquer une embolie, Il apparaît peu judicieux de poursuivre la montée du cathéter jusqu’aux coronaires et  un stent  est largué pour maintenir le diamètre de l’artère. Un fluidifiant à base d’héparine est dispersé en complément. Le PH sanguin est contrôlé à 7.42. L’ancillaire de pose est retiré dans de bonnes conditions d’asepsie. Un pansement est réalisé.

Néanmoins, une deuxième investigation sera programmée dans deux semaines. Les dispositifs utilisés ayant donné toute satisfaction, les laboratoires Brown et Abott  sont retenus pour l’examen.

 

- Ah ça non ! Sans moi ! Ronchonna Boston  en quittant le labo, son ami Angie sur les talons. Faudrait quand même pas pousser pépé dans les épinards…